L'ubérisation de la profession comptable et les nouveaux barbares
Barbares, ubérisateurs, disrupteurs, pirates, braconniers, pure-players … ces barbarismes se multiplient, se superposent mais les concepts sous-jacents ne sont pas toujours très clairs. Chaque contributeur à la réflexion utilise son propre vocabulaire.
Le concept de "barbare"
Les barbares sont nombreux et ne se ressemblent pas. En outre, le barbare de l’un n’est pas le barbare de l’autre. Chacun d’entre nous est, plus ou moins, le barbare d’un autre.
Cela dit, les barbares présentent un certain nombre de caractéristiques communes :
-
Un barbare est un « disrupteur » c'est-à-dire un acteur qui crée une rupture et fait évoluer en profondeur les usages des consommateurs dans un secteur donné.
-
Prenons l’exemple de l’électricité :
-
Son invention fut une très mauvaise nouvelle pour les fabricants de chandelles, qui ont soudainement vu leurs perspectives de développement, voire même de survie pour la plupart, mises en cause.
-
Inutile, cependant, de faire de longs discours sur la richesse créée directement ou indirectement depuis, grâce à l’électricité.
-
Le statut de barbare est éphémère. Un barbare est appelé à disparaître, à être racheté ou à devenir un acteur traditionnel à terme et à se faire barbariser à son tour.
-
La photo est un bon exemple de barbarisation successive. En moins de 15 ans, les traditionnels appareils argentiques ont été barbarisés par les fameux appareils photos numériques qui, à leur tour, ont été barbarisés par les smartphones.
-
Son irruption sur un marché met à mal le modèle économique des acteurs en place, en supprimant tout ou partie de leur activité, par le déploiement :
-
d’un nouveau modèle économique,
-
d’une façon de faire qui n’existait pas avant,
-
d’un nouvel usage ou d’une nouvelle façon de consommer.
-
Un barbare capte des parts de marché (ou une partie de l’activité quand il ne s’agit pas d’une activité marchande) des opérateurs en place.
-
La richesse créée par ces modèles innovants (aussi importante soit-elle) ne doit pas occulter l’impact sur les acteurs traditionnels du marché qui sont directement touchés par ces barbares. Les fabricants de chandelles ont en effet, disparu ou fait évoluer leur offre.
Autrement dit, le barbare est en quelque sorte le bras armé de la « destruction créatrice » chère à l’économiste Joseph Schumpeter.
Si on se place du côté des opérateurs traditionnels, les barbares représentent clairement une menace. Toutefois, face à cette rupture imposée par les barbares, certains s’arcboutent sur leur modèle déclinant en cherchant à retarder l’échéance alors que d’autres y voient une opportunité et prennent le train en marche pour faire évoluer leur modèle afin de mieux répondre aux nouveaux besoins de leurs clients.
Les barbares : une notion vraiment nouvelle ?
Chaque époque a connu ses barbares et on en trouve dans absolument tous les secteurs d’activité
Impossible naturellement d’en faire une liste exhaustive, mais citons notamment, parmi les barbares célèbres :
- L’imprimerie, l’électricité, le téléphone.
- Les grands magasins qui ont déployé le principe de l’entrée libre, du libre-service et des prix fixes.
- Les grandes surfaces alimentaires en pratiquant la vente « en gros » à prix discount toute l’année pour les particuliers.
- Les modèles low-cost qui ont essaimé dans quasiment tous les secteurs d’activité : le transport aérien et la téléphonie mobile bien sûr, mais aussi la coiffure, l’hôtellerie, la distribution alimentaire… Même le secteur des services funéraires a vu des acteurs de ce type se développer.
- Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), qui ont révolutionné des pans entiers de l’économie grâce à des modèles novateurs.
- Les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), qui sont aujourd’hui les figures emblématiques de la disruption numérique, avec des impacts lourds sur les modes de consommation, mais également sur l’organisation du travail dans la société.
- Mais aussi des entreprises qui ont tout chamboulé dans notre vie courante grâce à un nouveau modèle non fondé sur une rupture technologique :
- McDonald’s dans le secteur de la restauration,
- Zara et H&M dans le domaine de la distribution de produits d’habillement,
- Ikea dans le secteur de l’aménagement de l’habitat,
- De particulier à particulier, qui a révolutionné le secteur de l’achat/vente de biens immobiliers.
Sans grande surprise, la profession comptable n’a pas été épargnée par le phénomène des barbares :
- Machines à calculer.
- Micro-ordinateurs.
- Télétransmissions.
- Cabinets qui ont lancé des offres commerciales disruptives, parfois très éloignées du cœur de métier.
- Cabinets qui se sont lancés dans la publicité et/ou dans le démarchage.
- Cabinets en ligne.
Les grandes caractéristiques des secteurs vulnérables
Les secteurs privilégiés par les barbares présentent généralement une ou plusieurs des caractéristiques suivantes :
- Un secteur qui fonde son modèle économique sur une absence de concurrence réelle liée généralement à une situation d’oligopole de droit ou de fait, ce qui engendre les conséquences suivantes : clientèle captive, exploitation d’une rente, système de prix opaques…
- Une clientèle non-satisfaite, généralement du fait de prix jugés trop élevés et/ou de prestations de piètre qualité : taxis, transport aérien…
- Des marchés sur lesquels il est possible (généralement grâce à Internet) d’automatiser ou de faire faire une partie du travail au client : banques, compagnies aériennes…
A la lecture de ces quelques lignes, la probabilité que la profession comptable soit la cible de barbares paraît relativement forte. N
Les réactions des acteurs tradis face à l’arrivée d’un barbare
Face à l’arrivée de barbares, les acteurs en place réagissent, mais pas toujours de manière pertinente. Les réactions constatées sont assez convergentes, quel que soit le secteur.
On peut globalement distinguer quatre grandes étapes successives chez les entreprises confrontées à un acteur dont le modèle brise les codes de la profession :
- Le déni
- Ça ne marchera pas.
- Les clients ne sont pas prêts.
- Notre secteur n’est pas concerné…
- Le dénigrement
- À ce prix-là, la qualité ne sera pas au rendez-vous.
- Nous faisons mieux que ça !
- L’action corporatiste auprès des pouvoirs publics
- C’est de la concurrence déloyale.
- Ils n’ont pas le droit !
- La réaction sur le terrain (enfin !) à cette nouvelle donne en adoptant, à leur tour, certaines nouveautés introduites par les barbares et/ou en faisant évoluer leur modèle historique afin de limiter les impacts négatifs de cette intrusion :
- Baisse des prix pour tenter de conserver les clients.
- Différenciation afin d’échapper à la guerre des prix, qui a un impact très négatif sur les marges des tradis.
- Repositionnement sur de nouvelles activités moins exposées.
- Nouveaux process de production, de distribution, d’organisation…
Toutes ces réactions, bien que compréhensibles, relèvent d’une « stratégie » extrêmement risquée.
En conclusion, la notion de barbares n’est pas nouvelle. Ces derniers ont toujours existé et dérangé les opérateurs traditionnels. Ils ont systématiquement généré des réactions de rejet. Le changement fait peur et les barbares symbolisent ce changement. Toutefois, force est de constater que les barbares ont pour double effet positif de réveiller un marché et d’augmenter le niveau de satisfaction des clients. D’ailleurs, quand nous agissons nous-mêmes en tant que clients, nous sommes tous favorables aux barbares car ils nous apportent une expérience plus satisfaisante. Avec le recul, la plupart des produits et services actuels sont d’ailleurs issus d’anciens barbares et les barbares d’hier deviennent les acteurs traditionnels de demain. Le risque (ou l’ambition !), pour les barbares, n’est-il pas de se « traditionnaliser » en transformant leur propre rupture en nouvelle rente ?